MARC THIEBAUD
« Tout groupe humain prend sa richesse dans la communication, l’entraide et la solidarité visant à un but commun : l’épanouissement de chacun dans le respect des différences. »
Françoise Dolto
Dans leur livre « L’entraide, l’autre loi de la jungle » (Edition Les liens qui libèrent, 2017), Pablo Servigne et Gauthier Chapelle explorent la coopération comme un principe essentiel de la nature, en opposition à l’idée dominante selon laquelle seule la compétition guide l’évolution. À travers une synthèse mêlant éthologie, anthropologie, économie, psychologie et neurosciences, les auteurs montrent que l’entraide est omniprésente dans le vivant. Depuis des milliards d’années, les organismes (animaux, plantes, champignons, micro-organismes) évoluent en coopération. En se fondant sur des recherches scientifiques, ils montrent que l’entraide et la coopération sont des forces aussi fondamentales que la lutte pour la survie.
Cet ouvrage de près de 400 pages est dense. J’en donne ci-après juste quelques reflets, accompagnés de deux ou trois liens vers des vidéos.
Des oublis et des freins à la reconnaissance de l’entraide
Pour Servigne et Chapelle, l’entraide est vaste continent oublié dans notre compréhension du l’évolution du vivant. La compétition est souvent perçue comme naturelle, tandis que la coopération est considérée comme idéologique. Les auteurs soulignent que les comportements altruistes sont souvent invisibles dans nos sociétés, malgré leur présence. La reconnaissance actuelle de l’entraide est freinée par deux mythes : l’idée d’une nature intrinsèquement égoïste et compétitive, et la croyance que l’homme doit dominer cette nature. Il s’agit donc « déconstruire cette croyance hégémonique » (Alain Caillé, la préface de l’ouvrage). Dans la vie sociale, tout ne s’explique pas par le jeu des intérêts en conflit, qu’ils soient conscients ou inconscients.
L’entraide, un moteur d’évolution
Bien que les écrits de Darwin aient parfois été interprétés comme valorisant la compétition, d’autres approches, comme celle de Pierre Kropotkine, ont mis en avant l’importance de la coopération. Depuis les années 2000, des avancées en génétique moléculaire et dans d’autres disciplines scientifiques montrent clairement l’ancienneté et l’importance des symbioses et des interactions mutualistes.
Les recherches récentes montrent que l’humanité est profondément interconnectée avec la toile du vivant. L’entraide humaine a été essentielle dans l’histoire, structurée par des normes sociales et des pratiques comme le don et la réciprocité (voir les travaux d’Alain Caillé et Marcel Mauss). Le principe selon lequel les groupes les plus coopératifs sont ceux qui survivent le mieux est confirmé par les recherches actuelles.
Dans les groupes humains, trois éléments aident la cohésion sociale des groupes : le sentiment de sécurité éprouvé par tous les membres du groupe et qui dépend entre autres des règles que fixent le groupe, de sa raison d’être, de son identité) ; le sentiment d’égalité et d’équité qui permet d’éviter les effets néfastes des sentiments d’injustice et le sentiment de confiance qui nait des deux précédents et qui permet à chaque individu de donner le meilleur de lui-même pour le bien du groupe. Les individus peuvent alors ressentir un attachement profond à l’intérêt collectif.
Quelles perspectives ?
Il y a en réalité un équilibre dynamique complexe, à de multiples niveaux, entre compétition et coopération. « Ni les comportements antisociaux ni les comportements prosociaux ne disparaîtront totalement de la surface de la terre » (Servigne). Il est vain de rêver à un monde purement altruiste. Il y a une question de dosage. Suivant la situation, l’entraide, ou la compétition, pourra prendre le dessus. Les observations montrent que plus l’environnement est hostile plus la solidarité va jouer. En revanche, plus il y a d’abondance et plus la compétition va prendre le dessus. À travers de nombreux exemples, Servigne et Chapelle démontrent que la coopération est un facteur clé de la survie et du bien-être social. Quand on pense à des catastrophes comme le passage de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005, on a parfois en tête des scènes de panique générale, de vol, de fuites égoïstes et lâches. Or, c’est plus souvent l’entraide qui est au rendez-vous : en temps de catastrophe, les gens conservent leur sang-froid et coopèrent spontanément. La tendance à l’entraide spontanée est un trait commun à toutes les sociétés.
« La compétition et la coopération sont les deux jambes du vivant, mais aujourd’hui nous avons une jambe hypertrophiée. L’idée est de réapprendre à marcher, de retrouver l’usage de notre jambe atrophiée fondée sur l’entraide. » Les crises actuelles révèlent l’urgence de valoriser ces principes d’entraide pour construire un avenir durable. Pour les auteurs, il ne s’agit pas de dire, au nom de la morale, que tout le monde doit être altruiste. Mais plutôt de comprendre que l’entraide est un principe scientifiquement fondé : dans l’histoire de l’évolution des espèces et de la permanence de la vie sur Terre, son efficience a été clairement prouvée.
Cependant, la taille de nos sociétés et la nature des modes d’organisation actuels ne permettent pas de compter sur le bon fond des plus altruistes. Un apprentissage est nécessaire. « Si nous voulons créer une véritable culture de l’entraide, il peut être intéressant de rendre ces processus intelligibles et cohérents. ». Il s’agit aussi de mettre en place des mécanismes institutionnels pour stabiliser et renforcer cette propension naturelle à l’altruisme, relayer les actes d’entraide spontanés et gérer les conséquences d’une catastrophe à long terme.
La nature humaine n’est pas foncièrement égoïste, il importe de le relever face au pessimisme ambiant. L’avenir ne peut pas être vu pour autant avec un pur optimisme. Pour les auteurs, l’objectif est de rééquilibrer notre vision du monde, qui exacerbe aujourd’hui l’égoïsme et l’individualisme et, pour éviter le chaos social, anticiper, avoir une culture de la coopération. « Le problème principal, ce ne sera pas les pénuries objectives mais notre manière de les gérer, nous qui sommes encore profondément marqués par une culture de l’égoïsme (culture qui ne pose guère de problèmes en situation d’abondance). L’âge de l’entraide doit commencer dès maintenant pour réduire au maximum l’effet de sevrage de la culture de l’égoïsme, c’est l’une de seules marges de manœuvre que nous ayons. »
Quelques liens
Trois questions à Pablo Servigne sur l’entraide. Video (3 minutes) : https://youtu.be/3U5-7AP3Rmw
Symbiodiversité : ceux qui survivent sont ceux qui coopèrent le plus – Pablo Servigne. Video (3 minutes 30). https://youtu.be/lmyXoVvoxcw
L’entraide en temps de crise, une nécessité ! avec Pablo Servigne. Viéo (115 minutes) : https://youtu.be/ZIvkGnIZXeg
Sylvain Connac (2018). « Servigne, P., Chapelle, G. (2017). L’entraide – L’autre loi de la jungle. Paris : Les liens qui libèrent. », Éducation et socialisation, 48. http://journals.openedition.org/edso/2930